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Imaginer (Test)Il y a cette absence dans le ventre, qui gonfle — le ventre n'en sait rien, il subit, découvre, la tête lui a mentie si souvent, ne lui parle de toute façon presque plus.
Imaginer (héron)Étirement exponentiel du temps jusqu'à friser l'arrêt total au moment où le héron, enfin, esquisse un mouvement — tellement lent — expose un profil nouveau, enjambe un gouffre nécessaire sans le voir — le temps reprend son souffle, si peu — puis fixe à nouveau, ombre cendrée du héron entrevu bougeant, et ce temps encore, étendu, à hurler un silence de plus en plus froid, un ruissellement se tait, une vague s'arrondit, nous reprenons en cœur une bouffée de silence — profil fin, œil fixe —, tu es debout,immobile entre mes bras, le bousculement de mots du moment en suspend ;
Imaginer (printemps)Il parle au mur et aux murs. Pendant des heures debout où qu'il soit il marmonne aux murs, ou susurre, ou questionne. D'autres fois encore de tremblantes logorrhée, incompréhensibles ; aux murs. Rien de tout ce qu'il dit n'a jamais pu être discerné par quiconque des innombrables à l'entendre. Lui ne cesse. Et d'autant ne cesse que nul non plus ne lui a dit n'y rien comprendre — nul qui lui dise quoi que ce soit, n'y rien comprendre ou autre : il parle aux seuls murs, comme étant seul avec les seuls murs, ignorant la foule qui les croise, les suit et les entend. S'il a volonté de parler aux autres et d'en être compris, peu de chance qu'il ai désir qu'on lui réponde ; et moins de chances encore que cela arrive. Pourtant la curiosité rôde sans cesse autour de sa voix, et le désir de comprendre avec elle : la folie — ce que pris pour — attire de loin mais repousse sitôt qu'on s'en approche, créant un espace vide autour d'elle où la parole se meurt un peu, perd de sa force et de sa conviction, diminuant d'autant ses chances d'être comprise. Il ne se retourne pas, reste au mur, sans identité sinon cette position par laquelle tous finissent par le connaître : visage tendu vers la verticalité d'invectives et de confidences ; comme légère chute avant à presque toucher son interlocuteur indifférent — mais jamais ni touche ni ne tombe ; dos un rien strict ou plutôt hérissé, défensif, puisque c'est lui l'exposé, lui qui le présente au monde, paradigme de celui-ci, celui qui parle aux murs. N'était ce qu'il dit et que nul ne comprend il n'est rien d'autre que ces dos : dos des jambes, dos de la tête, et dos du dos. Il oscillent parfois mais ce n'est en rien un élan : il ne quitte jamais sa position ou plutôt ne semble pas le faire, et c'est bien à l'instant tout ce qui compte — qui pour l'avoir vu, tant arriver que partir ? —, il ne se retourne pas, ne psalmodie pas, simplement oscille parce qu'encore debout, parce qu'il y a ce foutu équilibre à tenir encore, ces pieds si souvent petits alors que tant à porter, tant douloureux, peut-être est-ce là ce qu'il dit, ou encore dit-il ces heures face aux murs et au mur, à dire ce que nul…, oscille parce que pas encore allongé, pas encore — alors qu'il pourrait s’allonger au mur, se blottir contre. Et lui dire encore malgré la position alors, si proche du silence. Enfin, pour clore la silhouette, la voix, projetée suffisamment peu fort pour qu'elle rebondisse incompréhensible aux oreilles qui passent.
Imaginer (rien)Ce mois-ci, dans le cadre des vases du grand déménagement communiquant, soubresauts.net accueil Joachim Séné. Bien entendu je suis, ce mois, chez lui. Rien à dire, rien à répondre, rien à signaler que l’orage et la pluie, rien que ces souvenirs fugaces où coule le fleuve de silence, y éplucher les fruits de l’affût tombés trop mûrs de la branche orpheline, laisser ça aussi : le regard croisé, le souffle bas, les épaules qui replient le torse pour le ranger dans un tiroir ; et laisser ça aussi : le pas fuyant qui s’approche, la pensée qui s’échappe avant de laisser son empreinte, le souvenir refabriqué par l’écho des témoignages ; et toujours rien à dire ni à répondre, rien à répéter que le puits sans corde ni seau où seul le regard assoiffé miroite et rien que l’air qui remue le rideau d’un songe éveillé, rien à espérer non plus que l’attente au goût de vannage, il n’y aurait rien que ce geste, sans la poussière, rien que ce geste sans l’outil, rien que ce geste des bras miniaturisé au clavier par les doigts à vau le web, rien que ce sel d’encre qui bouillonne à la surface d’une pensée inondée, rien que le fil sur la parole et les paris, savoir qui va embobiner l’autre sur des replis de vie, rien ici pas plus qu’ailleurs où rien à dire ni à répondre, aucun signe à envoyer, laisser et ne pas laisser, lâcher et ne rien lâcher, et tout ça pour rien.
Imaginer (survie)Impossible de lire ce texte sans avoir, au préalable, écouté ci-dessus l’extrait tiré du film « Avec le sang des autres », de Bruno Muel, 1974. Puis ne lire qu’une tentative de contrepoint. Nul besoin pour amorce de préciser une couleur, ou le reflet gris particulier du dessin des taches sur ta peau ; se suffit le souvenir calleux de l'épaisseur insensible de paume pour appeler l'odeur de la gitane, tenue sans force, caressée au rythme des jours, et ses brûlures jaune en regard l'une de l'autre aux inter-phalanges ; jaune nicotine, entre index et majeur trop épais pour se fermer vraiment — imaginer, dans l'accumulation de mes jours, jusqu'à en pressentir la saveur, tout un monde à découvrir, tu à jamais dans ce creux de poing, la vie, pas ailleurs qu'en ce creux vaste par handicap, permettant d’y transporter de grandes étendues de souvenirs, et que l'épaisseur cachait si bien — ; mains de Pierre, fendues des gels passés, de la morsure des fours à pain d'épice et des manches polis ; rapidement, de cet or sale à l'odeur piquante, vient la fatigue rauque qui gronde, effrayant la petite génération dont j'étais, occupée à galoper sous la table ; car fatigue comme lutte, comme colère (pas d’effondrement jamais, c’est de la survie), sourde et puissante en voix, sous la peau flétrie au rides tannées, traversant le dos raide jusqu'au cancer qui tonne et résonne dans la toux collante du matin. Peau de rien pour finir, une digue à céder avant l’heure, des coupures et blessures encore, d’apparition spontanée, pressée de l’intérieur par la nécessité qui vient, papyrus palpitant flottant sur respiration lente, forcée, derrière ta lèvre tombante, mains raides encore, à blottir dans les nôtres contre tes tremblements et, partout, du bleu sang long sous la peau, révélant peu à peu le tracé encore vif de l’accumulation kilométrée des parcours. En prolongation ou préambule, lire sur remue.net le texte de Sébastien Rongier consacré aux groupes Medvedkine, à l’émergence et au développement du cinéma « ouvrier » et militant dont ce film « le sang des autres » est une sortes d’apogée teintée de désespoir. On y trouve la retranscription du texte lu par son propre ouvrier : Christian Corouge
Imaginer (prénom)On ne peut jamais porter que le prénom d’un mort ; un qui nous accompagne de ses longues jambes, parcourant en nous le même quotidien chaque jour sans nous quitter jamais ; longues jambes à passer fleuves comme de simples ruisseaux ; longues jambes et pas exagérément longs aussi, entraînant un affaissement de tout le corps à chaque enjambée, s'affaissant tant qu’on le croirait sur le point de sombrer à tout instant ; mais jamais ne sombre, jamais vu ça, ni imaginé, puisqu'une obscure volonté l’aspire et le propulse sans cesse, comme le font d'un corbeau soudain majestueux les formidables poussées de ses ailes immenses — n'étaient pas cachées, impossible, dans le corps boule de l’instant d’avant qui progressait mal sur pattes, mais sont nées, deux immenses, de la nécessité de l'envol, sitôt la volonté de vol outrepassant son impossibilité crue — ailes donc, volonté qui l'arrachent du sol, par lents à-coups, ce dernier le retenant un temps encore vainement par la poussière soulevée, comme griffes de damnés inutiles face à l'évidence aérienne que les battements confirment peu à peu : celui-là s'envole à jamais cependant que ton prénom de mort ne parvient qu’à ne pas chuter, et martèle avec constance ses pas en ton essence ; sombre volonté qui le propulse sans décoller jamais car il est, lui, ancré au corps auquel il n'a de cesse de redire sa marche obstinée, pas plus de légèreté que de pesanteur excessive, mais il ne sait se libérer de sa nécessité dense, réitérant sa perpétuelle prise d’élan mal dite rageuse, s’élançant à nouveau du sol à chaque passage du pas, puis pas à nouveau trop long, immuable depuis le premier trop long ainsi fait trop long, sitôt le prénom imposé autant qu’offert, et presque sombrant à nouveau pendant l'enjambement qui clôt le cycle ; boiterait-il dis-tu, non, pas vraiment : ancré : quelque sens ça ai ; symétrique et constant : mais boiterie ? non, c’est là l’unique mode d’avancée de ceux de l’espèce dont il est un maillon infime, litanie de prénoms, sans autre solution que ce pas-là — et puis vers où s'envolerait-il ? a-t-il jamais eu l'idée d'envol ? ou simplement de lever la tête ? — élan te dis-je, volonté sourde, comme occulte, et indispensable au déplacement en réalité, car corps comme freiné sans cesse, alors nécessité de lutter pour avancer — et le devoir d’avancer, naturellement, aucune idée de repos un jour (il arrivera, repos final, mort, toi seul le sait, lui l’ignore, prénom que sait-on ? rien, avance, marche, l’idée de fin est propriété du corps) — ; mais surtout ne pas croire que ce puisse être le poids des morts passés qui le retient ainsi, souvenir d’eux ou mémoire accumulée dont il aurait la charge : il en ignore tout, n’était rien avant toi, y retournera après et, durant ton temps, avance seul au corps creux qu’il habite, aveugle total sinon de ces deux marche que sont la sienne, qui le défini, et la tienne, qu'il se croit poursuivre mais dont il pourrait bien être la source pour finir.
Imaginer (soleil)J’emprunte toujours les chemins que me révèlent les ombres, car c’est une faute que de croire qu’on saisit mieux le monde à l’unique lumière du soleil : la réalité est autre que sous ce feu, plus riche et plus complexe, plus simple aussi parfois alors que de quelque point de vue que je me place le soleil éclaire trop, écrase l’espace autour de moi et je ne peut plus croire ce qu'il me montre. Alors j'ai fait le choix d'avancer sur les voies que me dessinent les ombres car, tout projeté sur l’asphalte qu'il soit, c’est bien encore le monde que je foule à tout instant, et ces déformations qu'il subit ne me troublent pas : elles me sont même devenues nécessaires : comme terreau où ma voix prend racine et d’où pour finir elle ne s’extrait jamais totalement ; au pire, s'échappant, emporte-t-elle un infime suffisant d’humus humide et froid qui est ce que je suis ; et me voici riche d’un écho supplémentaire d’elle, maintenant qu’elle s’est extraite de moi, que tu l’entends et que je l’ai perdue. Depuis l’ombre où je te murmure, je la reçois pour partie en retour, nouvelle et transformée, et moi seul peut-être y reconnaît les traces d’ombre qu’elle porte et que je lui ai confiées pour aller te chercher sous le feu du soleil où tu t’obstines à rester. J’ajoute ainsi sans cesse un voile aux choses ; donne-lui le nom que tu souhaites : prisme ou kaléidoscope, c’est le seul moyen dont je dispose et il m’apparait juste. Car enfin n’as-tu jamais tiré les rideaux et clos les yeux sur une nuit que l’obscurité envahissait trop peu à ta nécessité ? T’est-il vraiment impensable d’écouter un enregistrement d’orage cependant que, marchant sous une pluie insuffisante, tes cheveux s’agglutineraient de plus en plus à ton front ? N’as-tu vraiment jamais ajouté au réel pour t’y trouver plus ? J’avance à l’ombre parce que le soleil me brûle et m’aveugle, parce que ma peau y fond et m’expose, rouge, à une mort certaine d’assèchement infini. Or si je ne crains la mort, ce n’est pas par cet excès là que je l’attends, pas par un qui me rendrait plus aveugle encore et plus sec, et plus cassant aussi, quand j’imagine sans mal tout ce qui pourrait être vu en dépit de l’infime que je parviens, moi, à saisir, là depuis ce sombre que tu crains et où je me recroqueville un rien encore. Rien d'un rétrécissement, non, un gain, une possibilité supplémentaire, encore une, née dans l’obscurité de la place que je lui laisse. L’étirement des ombres, leurs contorsions lorsqu’elles s’allongent amoureusement sur un réel indifférent, tout, à chaque instant, où que mes yeux se posent dans le noir, est une variation nouvelle de ce que tu vois, toi, au zénith quotidien. Me reste la torture du choix d'une infime lumière ou d'une autre plus ridicule encore, d'une variété de gris à un pastel changeant, tant que parfois je ne me déplace plus et laisse ton soleil animer mes ombres ; je m'assois enfin, ne sais plus être que spectateur, et me taire. Je t’y vois passer, toi, eux, vous tous ; les tombereaux de peaux que vous perdez sans cesse et qui accourent en masse pour danser au soleil leur fin advenu, vos éructations et vos gémissements auxquels nul ne répond jamais, l’eau que vous perdez sans cesse et que le soleil évapore sur l’instant, vous grignotant peu à peu en vous donnant l'illusion du propre contre mon refuge moisi dans lequel je pullule et m’enracine. Quoi qu'on puisse t'en dire, le vrai est qu'à avancer ainsi masqué j’exhorte chaque instant le réel à la métaphore. Et il s’y plie. Alors penchant ma tête j'ai tout loisir de l’explorer de mes mains pendant que je te parle ; d’elles, de leur relief découvert dans les sillons projetés de l’ombre, me vient aussi ma voix. Qu’explorerais-tu si tu te penchais sur les tiennes à la brûlure du jour ? Quels sillons accueilleraient ton souffle ? quel rebond y ferait il ? Comprends-tu à présent la nécessité qui m’étreint ? Car enfin, n’as-tu jamais fouillé ta chair pour finir par y trouver, fasciné, le point d’exquise douleur que tu savais chercher sans te l’avouer jamais ? N’as-tu jamais poussé la fatigue, l’ivresse ou la faim au delà de l’avouable ? Heureux que ces excès se noient au souvenir dans leur propre débordement ? N’y es-tu pas même revenu, hypnotisé, sans y trouver la moindre vérité autre que cette douleur, et le désespoir lancinant qui en avait éclos ? Alors oui, je te le crie pendant que tu te détournes : c’est dans l’ombre et son errance que je trouve les mots que je te lance, ceux qui te parviennent par bribes échevelées et que tu entends parfois suffisamment trop pour les rapporter ; et tu ne peux me tirer au soleil : il m’écœure, tu le sens et sans-doute le supportes-tu encore moins que moi. Tu peux me croire le monde n’est pas moins cru et saignant depuis l’ombre tapie où je m’endors parfois si profondément que tu n’entends même plus mon souffle qui te berce habituellement sans que tu le guette vraiment — et tu me crois perdu, et tu me crois mort, et tu ne sais plus me pleurer.
Imaginer (une image)il est une parole, capitale et dérisoire, dissimulée dans le grand visible : la nuit est son mur Imaginer (une image)sursaut dans la matière morte : un métal menteur n’assure plus notre équilibre, nous jette debout dans la maigreur du drap, nous avons toutes nos têtes et ce froid, ces cartes qui s’ouvrent dans le noir ces points qui clignotent, l’archipel du sommeil et les îles toutes chargées de nerfs et de plans de bataille, nous avons des passes dans nos voix qui longent les fissures, et quand la nuit a parlé, nous avons des mains comme l’innocence, pleines de mots qui cherchent une simple mère, dans leur langue Ce mois-ci, dans le cadre des vases du grand déménagement communiquant, soubresauts.net accueil Michèle Dujardin à travers abadôn (ou l’inverse, choisissez). Son écriture appelle qu’on se mette à son pas, comme on l’accompagnerait à la promenade, qu’on l’écoute et la savoure en bouche ; qu’on en prenne le temps. Un rapport à l’écrit que je ne peux pas renier. Bien entendu je suis, ce mois, chez elle.
Imaginer (harmoniques)Photo de Brice F
Je remontais le parc à la recherche d’un endroit où le soleil parviendrait suffisamment lorsque je me suis approchée de votre banc, celui que vous occupez si souvent et sur l'assise duquel la silhouette qu'on devinait de loin ne pouvait appartenir à quiconque d’autre qu'à vous. C’était vous. Je me suis assise à vos côtés, comme je le fais souvent ; à vos côtés comme aux côtés d’autres, sans qu’il soit nécessaire qu’ils soient assis sur ce banc, ou qu’ils me soient inconnus au degré où vous l’êtes.
Vous ne fumiez pas un de vos habituels petits cigares mais la courbure de vos doigts et le ballant de votre poignet en laissait supposer un avec une telle évidence que je n'aurais pu nier avec assurance la présence placide de l’épaisse fumée à laquelle je ne me suis jamais habituée et qui éclipsait tous les infimes parfums du parc en nous enfermant dans son périmètre d’âpreté ; aussi m'attendais-je à chaque instant à ce que vous en saisissiez un, avec la précision de l'habitude mais sans précipitation, ni qu'on sente le désir que vous en aviez — peut-être n'en aviez vous plus mais agissiez-vous sous les sursauts du souvenir et de la compagnie si fidèle de la fumée, celle du geste aussi, ou de l'ombre nicotinique qui salissait vos doigts, s’ajoutant aux déformations dues au travail. Une fois le cylindre brun sorti de son étui, vous l'allumeriez ; je ne sais plus, — ni ne le savais alors — à quelle source vous l'allumeriez, mais c'est sans doute que je ne savais concevoir ces cigares qu'allumés, et déjà fumants entre vos doigts, ajoutant de l’existant à la forme de votre main, ou au plissé de vos yeux que j’attribuais à la fumée, mais qui était en fait tant de vous, ce perpétuel cadre à vos yeux qui concentrait votre regard, qu'il était en fait, me disais-je ce jour-là sans fumée, à l'image de vos mains et de ce qu’elles tenaient sans cesse, une totalité de vous, de ce que vous représentez et me disiez à force de rencontre dans ce parc. Vos lèvres ne bougeaient pas et l'on entendait rien mais il me semblait que vous marmonniez un peu pendant que se croisaient les silences coutumiers du parc autour de nous. J'ai souri me disant que je vous considérais facilement comme fou, au moins autant que je peux me considérer l’être. Mais vous n'êtes pas fou, malgré la fanfaronnade que vous ne renieriez pas à vous définir comme tel, vous ne l'êtes pas ; je ne veux pas être assise à côté d'un fou, muette folle assise en compagnie d'un fou muet. Si je disais fou c’était pour dire votre corps aussi immobile que vos lèvres et l’impossibilité d’expliquer comment vous vous harmonisiez malgré tout à la mobilité du monde autour de nous. J’ai caressé l’idée de la vieillesse qui fleurissait à votre visage et à vos mains comme explication, mais l’âge me paraissait trop simple et vous concernant je désirais un lien au réel depuis l’intime, forgé d'infimes puissances cachées, une connaissance innée et secrète, ou qu'importe d'un peu surnaturel pour contenter mon trouble. Il n'en était sans doute rien et seul le fossé bien plus vaste que l’âge qui s’étirait entre nous pouvait expliquer que je n’y comprenne rien. Et vous regarde encore. Vous n'aviez donc pas de cigare alors que nous étions assis au soleil, et votre main et vos yeux ne le savaient pas, de même que votre bouche ne savait pas qu'elle ne marmonnait rien : j'en avais conclu que c'était les harmoniques de ces erreurs concentriques qui me faisaient vous entendre me parler ou, pour être juste, marmonner, et pas à moi, mais plutôt à la poussière du chemin, ou aux chemins tracés dans la poussière du chemin, jusqu’aux infimes qui s’y débattraient à s’élever du sol. Mais je ne pouvais pas savoir ce que, à qui, de quoi : je ne suivais pas votre regard, ne voyais pas les nuages de poussière dans la lumière, ne savait pas d’infimes têtes bêches, haletant et transpirant dans la chaleur grise, je ne savais que ce que je pouvais parvenir à entendre de ce que vous ne marmonniez. Et tournée que j’étais, fixée à vos rides figées, guettant lèvres, naso-géniens, arête, bleus qui la surplombaient, un frémissement, je ne savais que vous entendre ne rien dire et me parler pourtant pendant que le cigare ne se consumait à vos doigts et que vos yeux ne se plissaient pour échapper à sa fumée grise. Je vous fixais autant qu’il est possible de fixer, mais vous ne me voyiez pas, sembliez ne jamais rien voir, jamais ne fixiez rien vraiment ou tellement intensément que ce me semblait être d’un autre ordre que de celui de la vision. C’est faux et j’imagine que vous regardiez et voyez une multitude dont je n’était, mais jamais de face, je veux dire jamais les épaules, le tronc et le regard dans la même direction, de front — pas en ma présence —, et la seule fois où je vous ai vu le faire c’était pour mieux baisser la tête l’instant d’après, que vos seuls nez et front s’offrent, faisant oublier le fugace d’avant, cependant que votre regard était reparti à je ne sais qui, ou quoi, la fumée, le cigare, les sillons, les infimes. Rien n’empêchait pourtant que cette attitude m’évoque une calme assurance, ou détermination, qui ne me rejetait pas comme on aurait pu le croire mais m’avait justement attiré là, à vos côtés, au soleil. Ou vous ne me marmonniez. Il faudra donc dire que je ne vous entendais pas, que vous ne disiez rien, que votre main n’était pas vide ou encore que vos yeux subissaient la fumée. Je ne devais pas être assise à côté de vous, vos rides guidaient l’examen du monde que vous faisiez, debout, au bout de votre jetée, comme j’étais, moi, assise au bord d’un monde défait, reprenant souffle en espérant l’asphyxie prochaine.
Imaginer (férié)Il y avait eu une date — on la leur avait apprise, date, circonstances, débats, vains amendements puis la promulgation et le décret —, une charnière qui appartenait à l’histoire, la loi s'y rattachant et son entrée en vigueur partout, simultanément, et donc un avant, que les plus jeunes ne pouvaient imaginer depuis l’après dans lequel ils vivaient. Pourtant l'idée n'avait rien de révolutionnaire lorsqu'elle fut présentée, mais c'est l'engouement qu'elle avait suscité qui était sans précédent, ainsi que les moyens utilisés pour sa promotion, ayant eu le résultat que l’on sait. Avait donc été décidé que la date de naissance de chacun serait un jour férié, mais la volonté était qu'il ne fut pas simplement chômé, on le voyait plutôt comme un pan supplémentaire, dévoilé et rendu disponible, de la définition de liberté. Pourtant, à l'heure actuelle, et bien que les idées fondatrices soient toujours présentes, aucune autre définition ne pourrait convenir autre que ce que chacun peut vivre une fois l'an, ce qu’il y creuse et ce qu’il partage de ce creux, ne sachant vraiment le définir — n’en ayant sans doute pas vraiment la volonté. Ni. Ni libération du travailleur, ni épanouissement social, ni déracinement des parents de leurs enfants, ni l'inverse pour eux, ni bilan, ni remise en question. Ni. Alors courait tout au long de l'année et parmi la totalité de la population une vague fériée perpétuelle que le basculement du jour transmettait des uns aux autres, n'appartenant et ne faisant référence à personne d'autre qu'aux intéressés du jour dit, et dont la nature précise restait secrète à chacun, s’accumulant en couches successives d'années en années, produisant une variation continue et secrète entre les individus et au sein même de l’accumulation particulière propre à chacun. On avait aussi essayé par endroit de sacrifier une victoire nationale trop lointaine, ou une fête religieuse, pour que le compte de jours fériés global n'augmente pas mais sans y parvenir vraiment, puisque l’étalement de ce jour-là et sa spécificité le rendait impalpable en tant qu’une globalité et totalement incomparable aux autres jours. Beaucoup avaient adoptés le signe distinctif porté ce jour là, pas tant pour se démarquer des autres que pour le lien avec les semblables du jour, avant que chacun ne retourne à l'anonymat de ses si nombreuses différences. Pourtant aucun rassemblement ne se produisait, ni vraiment de rencontre, et le signe ne servait donc à rien sinon à une reconnaissance mutuelle ou une raison de sourire, de se sentir exister dans son jour propre, par l’existence muette d’autres le partageant, suffisamment peu nombreux et différents pour qu’ils n’enlèvent rien de la préciosité du jour aux concernés. De même aucune obligation n’avait été donnée concernant ce jour sinon le fait qu’il était chômé — et il était impensable que ce ne soit pas respecté —, mais il avait fini par être évident à tous que nulle contrainte ne pouvait s’exercer ce jour là, alors une volonté d’isolement était devenue la norme, aussi finissaient-ils, tous, par traverser les villes, entrer dans les musées, s’asseoir aux terrasses, dans les parcs, parcourir la campagne, visiter la mer, seul et n’adressant la parole à personne, mais ne vivant pas mal cet isolement, le goûtant plutôt pour le dû qu’il semblait devoir être, ou était devenu du fait de ce comportement. Et si aucune étude n’avait jamais été menée l’idée couramment admise était que derrière l’attitude globalement identique de chacun lors de « leur » jour, les expériences vécues étaient très variées, et atteignant un point d’intime tel qu’impossible a révélé. Chacun se devait donc, chaque année, de traverser cette journée comme il le pouvait, n’en laissant paraître rien, et reprenant le cour de sa vie le lendemain, riche de cette expérience mais n’en pouvant rien dire, cherchant peut-être à deviner, avant d’abandonner vite, ce que les suivant en pourraient dire.
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